[289]. Impossibilité juridique de reprendre le processus électoral.
Cette contribution, rédigée par un groupe de juristes, apporte la lumière sur plusieurs concepts en débat sur l’espace public au Sénégal : « meilleur délai », vacance du pouvoir du Président de la République, éventuelle reprise du processus électoral pour la présidentielle de 2024. Nous vous la présentons in extenso
Entre les frustrations plus ou moins légitimes de candidats recalés et les manœuvres politiciennes d’un régime aux abois, le Sénégal est plongé dans la tourmente institutionnelle la plus totale à cause d’hommes politiques irresponsables, peu soucieux de la stabilité de ce pays naguère vitrine démocratique de l’Afrique de l’Ouest. Ces « oiseaux de mauvaise augure » coalisés ont un objectif ultime : faire annuler le processus électoral en cours et remettre les compteurs à zéro !
I. L’impossibilité juridique de faire reprendre le processus électoral
La première question qui vient naturellement à l’esprit est celle de savoir s’il est possible d’annuler un processus électoral en dehors des cas de report prévus par la Constitution ? Systématiquement, la réponse est négative car aucune des dispositions de la Charte fondamentale ne permet explicitement au président de la République, à l’Assemblée nationale voire au Conseil constitutionnel, d’annuler une élection présidentielle.
S’agissant du report, il faut distinguer deux cas de figure : le « report avec reprise du processus » et le « report sans reprise du processus ». Le premier cas de figure de report est prévu à l’article 29 de la Constitution. En cas de décès d’un des candidats retenus par le Conseil constitutionnel avant le premier tour du scrutin, l’élection est reportée à une nouvelle date. Il y a reprise partielle du processus car, le cas échéant, il est loisible à de nouveaux candidats de faire acte de candidature : « Les candidatures sont déposées au greffe du Conseil constitutionnel, soixante jours francs au moins et soixante-quinze jours francs au plus avant le premier tour du scrutin. Toutefois, en cas de décès d’un candidat, le dépôt de nouvelles candidatures est possible à tout moment et jusqu’à la veille du scrutin ». Dans ce cas, les élections sont reportées à une nouvelle date par le Conseil constitutionnel ». Tel ne serait pas le cas lorsqu’un candidat est définitivement empêché ou s’il se retire. Ici, la juridiction constitutionnelle modifie la liste des candidats ; l’élection se tient à la date spécifiée : « En cas d’empêchement définitif ou de retrait d’un des candidats entre l’arrêt de publication de la liste des candidats et le premier tour, l’élection est poursuivie avec les autres candidats en lice. Le Conseil Constitutionnel modifie en conséquence la liste des candidats. La date du scrutin est maintenue » (art. 34 al. 1). C’est ce qu’il a fait à travers la décision 4/E/2024 du 20 février 2024, en actant le retrait de la candidature de Rose WARDINI.
Le second cas de figure se trouve aux alinéas 2,3 et 4 de l’article 34 de la Constitution, dont les dispositions prévoient des hypothèses de report du SECOND TOUR, décidé par le Conseil constitutionnel, en cas de « décès, d’empêchement définitif ou de retrait » de candidats : « En cas de décès, d’empêchement définitif ou de retrait d’un des deux candidats arrivés en tête entre le scrutin du premier tour et la proclamation provisoire des résultats, ou entre cette proclamation provisoire et la proclamation définitive des résultats du premier tour par le Conseil constitutionnel, le candidat suivant dans l’ordre des suffrages est admis à se présenter au second tour. En cas de décès, d’empêchement définitif ou de retrait d’un des deux candidats arrivés en tête entre la proclamation des résultats définitifs du premier tour et le scrutin du deuxième tour, le candidat suivant sur la liste des résultats du premier tour est admis au deuxième tour. Dans les cas précédents, le Conseil constitutionnel constate le décès, l’empêchement définitif ou le retrait et fixe une nouvelle date du scrutin ».
Par ailleurs, une éventuelle démission du président de la République – qui pourrait être vue comme un acte de haute trahison – n’entraînerait pas non plus une reprise du processus électoral. Un processus étant déjà en cours, qu’est-ce qui pourrait justifier qu’on en arrive à le reprendre ? L’objectif n’est-il pas d’élire un président de la République dans les plus brefs délais ? C’est bien ce qui ressort de l’article 31 de la Constitution.
La démission du Chef de l’Etat ou tout autre évènement visé à travers cette disposition, justifie l’urgence attachée à la brièveté des délais de 60 jours et de 90 jours. En interrompant le processus en cours pour en enclencher un nouveau – tous deux fondés sur la constitution – en vue d’atteindre le même résultat, on serait là dans l’incohérence absolue ! On en déduit que les délais prévus en cas de vacance de la présidence ne sont applicables qu’hors période électorale, qu’en l’absence de processus électoral. Ils sont neutralisés si un processus est déjà en cours. Qui plus est, l’appel à la dissolution du Conseil constitutionnel, pour mettre en lieu et place une Cour constitutionnelle, est à inscrire dans la même logique politicienne et égoïste du PDS de saboter le processus en cours dans l’unique objectif de faire participer son candidat coupable à deux reprises (en 2019 et en 2024) de parjure pour avoir déclaré sur l’honneur qu’il était exclusivement de nationalité sénégalaise. Voilà ce à quoi sont réduits nos hommes politiques. Au-delà de l’absurdité des explications fournies par ces « téméraires du dimanche » pour justifier la dissolution du Conseil – le président de la République n’ayant pas cette prérogative – force est de constater qu’une telle entreprise porterait clairement atteinte au Protocole de la CEDEAO sur la démocratie et la bonne gouvernance (article 2).
En définitive, aucun candidat n’étant décédé – on ne le souhaite d’ailleurs pas –, on voit mal comment est-ce qu’il serait possible de faire reprendre le processus électoral en cours, même au sortir d’un dialogue politique. Les décisions du Conseil constitutionnel s’imposant à toutes les autorités administratives et juridictionnelles ainsi qu’aux pouvoirs publics (art. 92 de la constitution), un dialogue n’aurait pu être efficace qu’en amont d’une décision de la haute juridiction. La liste des 19 candidats est la seule retenue pour le scrutin et aucun autre candidat ne pourra y être ajouté au gré de négociations politiques. L’on a aussi vu qu’une annulation de l’élection était impossible, sauf le cas extrême d’une entente ou complot entre candidats retenus – ce qui a peu de chance de se produire – pour retirer leurs candidatures. Cette circonstance conduirait le Conseil constitutionnel à constater l’arrêt du processus, faute de candidat, sa reprise intégrale étant alors une évidence.
II. Le spectre d’une instabilité institutionnelle pointe à l’horizon
Le président Macky SALL termine son mandat le 2 avril, mandat qu’il ne peut ni réduire ni rallonger selon la jurisprudence du Conseil constitutionnel. L’urgence de la tenue de l’élection présidentielle n’est plus à démontrer. Toutefois, au rythme où vont les choses, le Président rechignant à prendre le décret de convocation du corps électoral, l’on se dirige tout droit vers un embrouillamini inéluctable. C’est sans doute ce qui explique les controverses autour du terme du mandat du Président en exercice. Si d’aucuns estiment qu’il ne pourra plus régner au-delà du 2 avril, d’autres pensent le contraire. Les interrogations sont légitimes car rien ne nous garantit qu’un nouveau Président sera élu avant le 2 avril ou que le Chef de l’Etat prendra le fameux décret que tous les Démocrates et Républicains appellent de leurs vœux.
Le Président Macky SALL pourra-t-il rester à son poste après le 2 avril si son successeur n’était pas encore connu ? Devra-t-il être suppléé par le Président de l’Assemblée nationale ? Une partie de l’opinion estime que le président de la République pourra se maintenir au pouvoir en application de l’article 36 alinéa 2 : « Le Président de la République en exercice reste en fonction jusqu’à l’installation de son successeur ». Cependant, son maintien ne peut être justifié que par la nécessité « d’installer » le Président élu, en lisant cet alinéa en lien avec le premier. L’on se demande alors s’il serait légitime qu’il se maintienne en fonction en empêchant la tenue de l’élection de son successeur par un refus de signer le décret de convocation du corps électoral ? On répondra par la négative. En effet, il ne devrait raisonnablement pas pouvoir se prévaloir de sa propre turpitude pour rallonger frauduleusement et indûment son mandat. S’il doit quitter son poste, le relais pourra-t-il être pris par le Président de l’Assemblée nationale (PAN) ?
La Constitution ne prévoit l’intervention du PAN que dans l’hypothèse de la vacance de la présidence (Article 31 de la constitution). Plusieurs choses à ce niveau. Le régime de la vacance est lié au Président en exercice. Le PAN n’assure la suppléance que lorsque ce dernier décède, démissionne ou est définitivement empêché. Or, dans l’hypothèse où le Président Macky SALL serait contraint de quitter son poste le 2 avril, les conditions de la suppléance ne seraient pas réunies a priori. Il n’aurait pas démissionné, ne serait pas décédé ni empêché. Il ne serait plus en fonction ! On se retrouve ici face à un véritable vide juridique. Il n’y aurait plus de Président de la République, un nouveau ne serait pas élu, les conditions de déclenchement du régime de la suppléance ne seraient pas réunies. Que faire ? Qu’à cela ne tienne, le Conseil constitutionnel devra être saisi pour constater la vacance. Afin d’éviter une situation ubuesque, le Conseil pourrait assimiler la situation à un cas d’empêchement, non pas définitif mais temporaire, du Président à élire. Il y aurait une nouvelle conception de l’empêchement. Il pourra ainsi être recherché tant dans la personne du Président en exercice que dans celle du Président à élire, ou aller au-delà de la maladie ou de l’incapacité physique ou psychique. Le PAN devra ainsi assurer la suppléance en attendant l’élection puis l’installation du nouveau président de la République. Cette solution aurait le mérite d’éviter que, par des manœuvres politiciennes, le Président en exercice en arrive à s’octroyer indûment un « supplément de mandat », contournant de ce fait la Constitution et la jurisprudence du Conseil constitutionnel.
En revanche, la situation serait différente si son mandat devait arriver à son terme sans que le processus électoral ait été bouclé. Dans cette hypothèse, eu égard aux résultats du premier tour et des contentieux éventuels, il serait possible au Chef de l’Etat de rester en poste jusqu’à l’élection et l’installation du nouveau président de la République. On peut s’éviter tous ces calculs si en bon « Père de la Nation » le Président Macky SALL se décidait à prendre le décret dans les « plus brefs délais » pour ne pas dire dans les meilleurs délais ! Comment expliquer ce débat sur ce qu’il faut entendre par « meilleurs délais » autrement que par la mauvaise foi ? Lorsque le président de la République a pris son décret abrogatif du 03 février, on était à 10 tours d’horloge du début de la campagne électorale. Par conséquent, il serait curieux d’invoquer des contraintes opérationnelles pour motiver la tardiveté de la signature du nouveau décret. Cette excuse ne saurait prospérer. En l’espèce, la notion de « meilleurs délais » serait synonyme de « délais nécessaires » pour rattraper le temps perdu depuis la suspension du processus par le décret illégal et la loi anticonstitutionnelle. Eu égard à l’échéance du 2 avril (fin du mandat du Président), à la campagne électorale, au déroulement du scrutin et des contentieux y afférents, il est d’une clarté diaphane que les meilleurs délais sont bien les plus brefs délais !
Auteurs
Ibra Faye, Docteur en droit public-Dame Sall, Juriste en droit international- Ousmane Diouf, Juriste d’entreprise, banquier-Elhadji Mamadou Babou, Juriste en droit des affaires- Mouhamadou Moustapha Diagne, Juriste en droit international-Pape Mody Junior Cissokho, Juriste en droit des affaires.