6 décembre 2024

[275]. L’Internet est-il un facteur de risques au Sénégal ?

 [275]. L’Internet est-il un facteur de risques au Sénégal ?

Une coupure d’Internet a encore eu lieu au Sénégal. Cet acte que peu d’acteurs considéraient comme presqu’impossible a été rendu possible par le gouvernement du premier ministre Amadou BA. Par un texte lapidaire, nous avons eu notification de la suspension des réseaux sociaux d’abord et de l’internet mobile ensuite. C’est dans les mêmes formats que la plupart d’entre nous avons été informés de la levée de la suspension.

Pour chercher à en savoir plus sur cette décision, nous avons invité Mountaga CISSE blogueur et analyste en média numérique et éditeur du site d’informations spécialité Digital24. Avec un peu de chance, vous pouvez réécouter le replay de la session ici. Nous avons essayé au fil des lignes qui suivent de mettre en exergue les points importants qui sont ressortis du dialogue public entre les internautes.

Au Sénégal, les usagers se connectent à Internet via le filaire, le satellite et l’adsl. Les utilisateurs qui se connectent à Internet via le réseau filaire et les satellites ne sont pas nombreux. Il retrouve principalement dans ce lot d’acteurs les représentations diplomatiques et certaines structures de l’Etat, en charge notamment de la sécurité et de la défense. L’on comprend donc que le plus grand nombre d’usagers se connectent à Internet via l’ADSL et la fibre optique. Grâce aux antennes relais, cet internet est disponible en 3G et 4G, et bientôt la 5G.

A ce jour, le taux de pénétration de l’internet mobile était estimé à 97,12% au 31 décembre 2022. Ces données, publiées par l’Autorité de Régulations des Télécommunications et Postes (ARTP), se basent sur le nombre de puces connectées à Internet. Un existe donc un biais à ce sujet puisqu’une même personne peut détenir plus d’une puce. We are social (DataReportal) également publie chaque année des données liées à la connectivité et leurs estimations avoisinent les 57%. Nous avons cependant peu d’informations sur leurs méthodes de calcul.

Tout compte fait, l’internet mobile est d’un grand usage au Sénégal et cela peut expliquer le fait que les autorités aient décidé de restreindre sa disponibilité lors de ces évènements de juin 2023. Il apparait également que les ménages et les administrations qui utilisent d’ordinaire le wifi.

Internet coupé, au moins, à trois reprises

En 2010 déjà, une coupure est intervenue avec l’affaire de la surtaxe des appels entrants. A l’époque, les travailleurs de la Sonatel, considérant qu’ils étaient en mesure d’assurer le service pour que le marché ne soit pas attribué à un tiers prestataire, avaient initié une grève. Il se trouve que dans le même temps, coîncidence ou pas, le système avait connu une panne. Le gouvernement de l’époque avait accusé la Sonatel, le Sénat avait même auditionné le DG d’alors Cheikh Tidiane Mbaye et l’entente nationale des associations avait déposé une plainte au niveau de l’ARTP. L’on continue encore de chercher des informations sur le traitement définitif de cette affaire.

L’Internet a également été coupé, une deuxième fois, en 2016, au moment de la libération de Karim Wade de la prison de Rebeuss où il avait été emprisonné. Il s’agissait d’une coupure ciblée puisque seuls le réseau social Twitter et l’application de messagerie WhatsApp, avaient été concernés. Il y’a assez peu de littérature sur cet évènement et si vous en avez, n’hésitez pas à nous en faire part.

La troisième coupure de l’Internet au Sénégal interviendra donc cette année, en juin 2023. Pour cette fois-ci, nous avons eu droit à un communiqué du ministre de la communication en date du 04 juin 2023, sur un document sans en-tête et sans mention du nom du signataire.

Le Ministère de la communication, des télécommunications et de l’économie numérique informe qu’en raison de la diffusion de messages haineux et subversifs dans un contexte de trouble à l’ordre public dans certaines localités du territoire national, l’internet des données mobiles est suspendu temporairement sur certaines plages horaires.

Les opérateurs de téléphonie sont tenus de se conformer aux réquisitions notifiées.

Communiqué, 04 juin 2023

Cette mesure de restriction a suivi la suspension des réseaux sociaux Twitter, Facebook, Instagram, Telegram, ainsi que la messagerie WhatsApp. Certains utilisateurs, les plus avertis, ont pu contournir la suspension des réseaux en activant des services VPN, ce qui aurait certainement conduit les autorités à opérer des suspensions temporaires sur certaines plages horaires.

Comment l’Internet est-il coupé ?

Il existe, selon Mountaga CISSE, plusieurs manières d’opérer une coupure de l’Internet, certaines sont plus soft, d’autres plus radicales. Certains gouvernements procédent purement et simplement à une coupure de l’accès aux cables Internet, surtout qu’environ 96% de l’Internet mondial et 99% des communications internationales passent par les câbles sous-marins. La Guinée a récemment recourue à cette méthode mais cette option ne pouvait être mise en oeuvre au Sénégal du fait que le gouvernement n’a pas un contrôle sur le fonctionnement des cables.

C’est ce qui permet de comprendre également la dernière phrase du communiqué qui précise que les opérateurs étaient tenus de se conformer aux réquisitions notifiées. Ils ont effectivement suivi les réquisitions et les abonnés de l’opérateur Orange ont par exemple recus un SMS libellé comme suit :

Chers clients, l’Etat a décidé de suspendre l’internet mobile qui connait ainsi des perturbations chez tous les opérateurs. Nous nous excusons pour les désagréments subis

SMS reçu par un utilisateur du service Orange, 4 juin 2023

Cher client, l’Etat a décidé de suspendre l’internet mobile. Free s’excuse des désagréments et vous prie de prendre soin de vous et de vos proches

SMS reçu par un utilisateur du service Free, 5 juin 2023

Certainement que l’opérateur Expresso ainsi que les deux FAI opérant au Sénégal, ont fait de même pour leurs clients.

Nous avons, pour le moment, assez peu d’informations sur le fondement juridique de ces décisions. Il reste que lors de communications au niveau des médias, les membres du Gouvernement ont chacun en ce qui le concerne, évoqué une référence légale. C’est tantôt le code des communications électroniques au sujet duquel le réseau des blogueurs avait alerté, tantôt le code de la presse, tantôt le cahier des charges des opérateurs.

L’absence de référence précise dans la communication du ministère de la communication ou du gouvernement traduit à faiblesse dans l’argumentaire. On ne comprendrais pas que le Gouvernement vise l’article 27 du code sans le citer, tout comme il est difficilement compréhensible de considérer un réseau social comme un média. Plus suspect encore est la référence aux cahiers des charges.

Une autre manière de bloquer Internet dans un pays est de cibler les fournisseurs d’accès pour le blocage des adresses IP des plateformes. Par exemple, le Sénégal aurait pu techniquement obtenir des opérateurs le blocage de Facebook, qu’il s’agisse de l’IP de site web facebook.com que de l’application. Et ce, pour tout autre réseau social ou de messagerie.

Une adresse IP est un numéro d’identification qui s’applique à un réseau internet ou une application, et qu’il est le seul à utiliser. Le service peut également être bloqué via un port, ce qui est adapté à Whatsapp. Qu’il s’agisse d’une adresse IP ou d’un port, ils sont rendus disponibles pour les usages évoqués plus haut et peuvent être bloqués, suspendus voire supprimés du territoire. Il est également possible d’en contourner le blocage par l’usage de VPN.

Théoriquement, un VPN situe l’utilisateur de l’internet sur un territoire qui n’est pas le sien et par la même occasion communique une localisation erronée. Pendant les jours qui ont suivi les restrictions sur les réseaux sociaux au Sénégal, un opérateur VPN a enregistré une augmentation de plus de 30 000 % du taux de téléchargement de son application sur le territoire.

Les coupures d’Internet induisent une mauvaise réputation !

Aujourd’hui encore, bon nombre d’entre nous peinent à « digérer » cette coupure d’Internet, surtout pour le fait que les autorités ont été incapables de fonder juridiquement une telle décision. Et d’ailleurs, la décision évoquée plus haut n’est même pas publiée sur le site web du ministère de la communication ou du gouvernement. C’était probablement fait à dessein, pour notamment éviter que les mesures ne soient soumises à un juge de l’excès de pouvoir ou à la Cour de justice de la Cedeao qui a déjà condamné des Etats pour violation des droits humains.

L’on n’a également pas fini d’évaluer les impacts de ce black-out, aussi bien au niveau des opérateurs, des ménages que du secteur informel. Ce dernier secteur a d’ailleurs été un des plus impactés si l’on sait que les ventes-achats se font de plus en plus en ligne, sur les réseaux sociaux et à l’aide de données mobiles. Comme l’a évoqué une internaute, à raison d’ailleurs, tous les utilisateurs des services de messagerie comme Whatsapp n’ont habituellement pas les ressources pour contourner la censure. Leur business pâti des mesures prises par les autorités pour, soit dit en passant, les protéger.

La coupure d’Internet et des réseaux sociaux est intervenu quelques jours après un forum du numérique au Sénégal, occasion au cours de laquelle on a vendu la destination Sénégal. Il est clair que le message envoyé aux investisseurs n’est pas des plus rassurant. Un Etat qui est en mesure de couper l’internet sans fournir de raisons valables ne fait pas confiance. Du tout. Cette posture alimente d’ailleurs le débat autour de la notation du Sénégal considéré comme un pays à risque en terme d’investissement. La capacité du gouvernement à lever des fonds à l’international ne cache que la forêt des conditions dans lesquelles ces prêts sont consentis.

Le jour où dans un monde connecté, Internet devient un facteur de risque au Sénégal, les impacts seront non appréciables. En coupant Internet à la surprise générale, le Sénégal se range dans le lot des pays qui utilisent la censure sur le cyberespace. Des décisions de cette nature induisent une mauvaise réputation au plan international, surtout pour un pays qui se réclame démocratique et respectueux des droits et libertés.

Le Gouvernement avait-il d’autres alternatives

Les manifestations du mois de juin 2023 ont été sans conteste violentes. Pour preuve, plus d’une vingtaine de personnes y ont perdu la vie, compte non tenu des destructions de biens. Il a été reproché d’abord à la télévision Wal fadrjri et aux réseaux sociaux ensuite d’envenimer la situation par la diffusion en live des manifestations.

La télévision privée a été suspendue pour un mois malgré l’argumentaire très douteux fourni par les autorités. Se disant ne pas être en mesure d’honorer les engagements après cette décision, Walf a décidé de renvoyer son personnel en chômage technique. Une campagne de collecte de fonds a été lancée en réaction mais les montants avaient été bloqués par l’opérateur Wave à la demande des autorités, avant que la restriction ne soit levée. Une série de décisions manifestement disproportionnées et excessives.

Pour justifier la coupure d’Internet, les pouvoirs publics ont largement évoqué la désinformation et le discours de haine comme menaces à l’intégrité du territoire et à la sécurité nationale. C’est peu de penser que des lives sur les réseaux sociaux peuvent destabiliser le Sénégal. Il est connu cependant que les régimes peu démocratiques sautent sur les moindres occasions pour les amplifier et justifier les décisions impopulaires.

Il est évident que des mesures de protection des usagers doivent être prises pour faire d’Internet un espace sûr, démocratique et ouvert. Même si les réseaux sociaux sont récents, leur percée fulgurante en font de réels acteurs du jeu démocratique. C’est évident qu’il faut modérer Internet et les réseaux sociaux notamment. A ce jour cependant, le type de modération d’un gouvernement renseigne sur son orientation démocratique ou autocratique.

Couper Internet n’est pas la meilleure option pour assurer une régulation des réseaux sociaux. Cette décision démontre simplement que les autorités ont raté le virage et c’est très dommage. Le fait que le cyberespace soit considéré comme une zone sans intérêt, peuplée de jeunes amuseurs et insulteurs, constitue un frein pour le développement de la technologie. Personne ne nie les dérives qui sont notées sur les réseaux sociaux tout comme on ne peut passer sous silence toute l’économie qui est en train de prospérer sur le cyberespace et dont qui peut être le prolongement des activités sur l’espace physique.

Le gouvernement du Sénégal était bien en mesure de régler ce problème lié à la sécurité en mobilisant le dispositif existant puisqu’il est aujourd’hui possible de retrouver l’identité d’une personne en cause ainsi que sa localisation. Il se trouve aussi que la corrélation que les autorités veulent établir entre manifestations et Internet n’est pas toujours validée. Avant l’apparition d’Internet et des réseaux sociaux, les citoyens manifestaient et avaient recours à de la violence. Avec la coupure, les manifestations se sont poursuivies.

Couper Internet a donc été une décision irréfléchie, prise dans l’émotion et qui a davantage impacté les citoyens qui utilisaient l’outil pour mener à bien leurs activités économiques. Si l’on veut cependant profiter des évènements pour instiller la peur et tenter une régulation des réseaux sociaux imaginée par les pouvoirs publics, qu’on ne s’en prive pas.

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