15 octobre 2024

[166]. La gestion du trafic internet oppose Gouvernement et usagers du net

 [166]. La gestion du trafic internet oppose Gouvernement et usagers du net

Ayant constaté sur les réseaux sociaux la diffusion de messages haineux et subversifs, l’Etat du Sénégal en toute souveraineté a décidé de suspendre temporairement l’usage de certaines applications digitales par lesquelles se font les appels à la violence et à la haine

Antoine Felix Abdoulaye Diome, Déclaration du 2 juin 2023

C’est par ces mots que les sénégalais ont pu confirmer le blocage dans l’accès de certaines applications quelques heures plus tôt. Une première application donc de mesures qui avaient été décidées en 2018. Dans cet billet, nous détaillons les différentes positions affichées à l’époque et l’enjeu.

La gestion du trafic internet est au coeur d’un débat entre le Gouvernement du Sénégal qui met en avant un impératif de contrôle et les usagers. Ces derniers considérent que les autorités veulent légaliser une probable restriction d’internet, ce qui porterait atteinte à leurs libertés.

Pour y voir un peu plus clair, le réseau des blogueurs du Sénégal (RBS) a initié le samedi 20 octobre 2018, un débat sur  la démocratisation de l’internet au Sénégal. Même si plusieurs panélistes sont revenus sur l’évolution de l’internet au Sénégal, le code des communications électroniques a davantage cristallisé l’attention. Le texte comporte une disposition qui suscite colères et indignations.

Qu’entend-on par communications électroniques?

La plateforme Wikipédia l’analyse comme « une évolution des télécommunications causée par la convergence des technologies des télécommunications, de l’informatique et des multimédias. Cette convergence résulte de la numérisation de toutes les formes de signaux (voix, transmission de données, images fixes et mobiles, sons et musiques) et de l’utilisation des mêmes systèmes électroniques pour assurer l’émission, la transmission et la réception de tous ces signaux ».

« Les communications électroniques représentent un élément central de toute société moderne, en particulier avec le développement spectaculaire des téléphones mobiles et des services internet. Elles représentent un enjeu considérable sur le plan juridique en raison de leur impact sur la protection de la vie privée. Elles jouent également un rôle de premier plan dans la mise en œuvre de la société de l’information. »

C’est donc cette évolution que le gouvernement du Sénégal a décidé d’encadrer par l’édiction de règles. Le projet de loi, de l’avis de beaucoup d’acteurs du numérique, est globalement bien écrit. La réserve sur l’article 27 justifie à leurs yeux le retrait son retrait. Même si la levée de boucliers n’a pas empêché le Gouvernement du Sénégal de soumettre le projet de loi à l’approbation de l’Assemblée nationale, il est utile d’exposer ici les points de vue des différentes parties. 

L’article 27 est libellé ainsi qu’il suit :

Les dispositions de l’article 25 n’empêchent pas les fournisseurs d’accès à Internet de mettre en oeuvre des mesures raisonnables de gestion du trafic. Pour être réputées raisonnables, les mesures sont transparentes, non discriminatoires et proportionnées, et elles ne sont pas fondées sur des considérations commerciales, mais sur des différences objectives entre les exigences techniques en matière de qualité de service de certaines catégories spécifiques de trafic. Ces mesures ne concernent pas la surveillance de contenus particuliers et ne sont pas maintenues plus longtemps que nécessaire.

Les fournisseurs d’accès à internet n’appliquent pas de mesures de gestion du trafic  qui vont au-delà de celles prévues au présent article et, en particulier, s’abstiennent de bloquer, de ralentir, de modifier, de restreindre, de perturber, de dégrader ou de traiter de manière discriminatoire des contenus, des applications ou des services  spécifiques ou des catégories spécifiques de contenus, d’applications ou de services, sauf si nécessaire et seulement le temps nécessaire, pour:

– se conformer aux lois et règlements applicables ou aux mesures donnant effet à ces lois et règlements, y compris les décisions des juridictions ou des autorités compétentes;

– préserver l’intégrité et la sûreté des réseaux, des services fournis par l’intermédiaire de ces réseaux et des équipements terminaux des utilisateurs;

– prévenir une congestion imminente du réseau et atténuer les effets d’une congestion exceptionnelle ou temporaire, pour autant que les catégories équivalentes de trafic fassent l’objet d’un traitement égal

L’autorité de régulation peut autoriser ou imposer toute mesure de gestion du trafic qu’elle juge utile pour, notamment, préserver la concurrence dans le secteur des communications téléphoniques et veiller au traitement équitable de services similaires. »

L’impératif pour le Gouvernement de légiférer sur le sujet

L’article 27 pose le principe de la mise en oeuvre de mesures raisonnables de gestion du trafic. Celle-ci peut être le fait de l’opérateur, des « autorités compétentes » ou de l’autorité de régulation lorsqu’elles se justifient par des considérations liées à la sécurité, à l’application de décisions judiciaires ou au respect de règles concurrentielles.

Il s’agit, selon le Gouvernement, d’anticiper ou de réagir à un certain nombre de pratiques assimilables à de la fraude. C’est le cas notamment si un opérateur privé d’infrastructures contracte avec un fournisseur d’accès internet pour la distribution de 10GB mais qu’il n’en délivre réellement que 6. Les 4GB autres restants pourraient être utilisés par des abonnés qui cependant ne figurent pas dans des régistres publics. Voilà une pratique de fraude à laquelle les autorités doivent faire face. 

L’autre cas possible de fraude est lié au marché de services relatif à la révolution du numérique qui va nous mobiliser les toutes prochaines années. A supposer qu’un opérateur veuille proposer à ses abonnés un service de vidéo à la demande, une partie des 10GB qui doivent être fournies à la population pourraient lui être réservée, à la suite d’un partenariat. Voilà également un cas d’entente qui fausse la concurrence et le service offert aux populations. 

 Compte tenu de tous ces impérations, il est nécessaire et urgent de légiférer. Il se trouve cependant que ces arguments ne semblent pas pertinents pour le groupe d’utilisateurs qui est monté au créneau pour dénoncer la mise en place du dispositif. 

Un article quasi liberticide selon les usagers du Net

Réunis autour du réseau des blogueurs, de l’association de la presse en ligne (APPEL) et de l’association des utilisateurs des TIC (ASUTIC), ces usagers assimilent l’article 27 à un visa à la censure et une menace à la liberté d’expression. En clair, le gouvernement obtient légalement le pouvoir de provoquer l’indisponibilité du réseau internet si la loi entre en vigueur.

Il ne s’agira peut-être pas d’une coupure d’internet comme on le voit dans certains pays. Les mécanismes seront plus diffus et s’analyseront en un ralentissement du débit qui rendra presqu’impossible toute transmission de texte, image ou vidéo. Ainsi, une image qui habituellement est envoyée en 30 secondes mettra 5 minutes environ pour être téléchargée. 

Le dispositif peut également ouvrir la voie à d’autres pratiques. Afin de « prévenir » un trouble à l’ordre public, le gouvernement peut décider de congestionner ou décongestionner le réseau. Imaginons le Sénégal est à quelques encablures d’un évènement d’envergure avec une volonté des internautes d’occuper les réseaux sociaux. Pour exemple, lors de « l’opération d’exfiltration » de Karim Wade de Rebeuss, les réseaux sociaux avaient connu une indisponibilité « temporaire », comme celle qu’organise l’article 27 de ce code.

Les opérateurs de téléphonie mobile peuvent également profiter de cette législation pour régler le problème des Over The Top (OTT). Ils corrigeront ainsi le « manque à gagner » généré par nos nouvelles habitudes de consommation, plus circonscrites à l’usage des réseaux sociaux (Facebook, Twitter ou WhatsApp).

Ces positions tranchées, plus largement basées sur une rupture de confiance interpellent sur le rôle que le régulateur doit jouer en de telles circonstances. L’actualité de celui-ci n’est guère exempt de reproches cependant.

A la recherche d’un régulateur véritable

Lorsque des antagonismes surviennent, un arbitre, régulateur suivant le vocabulaire, intervient pour rapprocher les positions ou trancher s’il y’a lieu. Ici, l’arbitre n’est personne d’autre que l’Autorité de Régulation des Télécommunications et des Postes (ARTP).

Un des talons d’Achille de cet instance réside dans son absence de maîtrise de l’écosystème numérique sénégalais. Nous avons tous constaté les tatonnements qui ont été les siens dans la communication sur le taux de pénétration de l’Internet mobile. A ce jour, au moins trois taux différents sont sur la place publique sans qu’on ait la possibilité de déméler le vrai du faux. 

Les opérateurs parlent de 62,9% sur la base de puces téléphoniques activées mais on sait qu’une personne peut en avoir jusqu’à 4. Sur la base de l’opération d’identification, on a aussi fixé le taux à 50% alors que les institutions le situent entre 23 et 26%. Comment assurer une régulation fiable et pertinente si on peine à maîtriser une donnée si basique?

Selon certaines indiscrétions, l’ARTP va disparaître bientôt sans trop qu’on sache quand, comment ni qui prendra sa place et pour quelle orientation stratégique. Un secteur aussi stratégique ne peut s’accomoder de cachoteries, surtout que le dirigeant actuel est plus actif dans l’animation politique qu’autre chose. Il aurait d’ailleurs traité les usagers des réseaux sociaux d’enfants sans éducation.

Ne désespérons pas.

Alaaji Abdulaay

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